Chaque jeudi, la Ferme Pour Tous bat au rythme d'un rituel paysan. Au cœur du Pays du Mont-Blanc, cette ferme associative réunit habitants et producteurs autour de gestes simples. Chronique d'un lieu qui cultive les liens.
D’ordinaire, la Ferme associative du Pays du Mont-Blanc bourdonne d’activités les jeudis. Mais ce matin-là, pas un bruit. Parking vide, jardin désert. Seul le ronronnement des voitures sur la départementale rappelle que le monde continue de tourner.
T-shirt humide et béret vissé sur la tête, Pascal Borghini, figure du maraîchage en permaculture, sort de son local une cafetière à piston dans la main gauche, la main droite malaxant machinalement sa barbe. « Aux Plagnes (Passy) on a eu trois gouttes dans la nuit, mais rien ici. Il faisait déjà 20 °C à 5 heures ce matin. » lance-t-il avant de disparaître au milieu des allées quasi versaillaises de son jardin mandala en permaculture.
Pascal a commencé sa journée à 5h30. On redoute tous un été caniculaire. Entre l'effondrement destructeur à Blatten, les 40°C ressentis à Sallanches la semaine passée, et les images déplorantes du « tas de cailloux » qu'est devenue la Mer de Glace : ça chauffe. Le printemps chaud et humide laissait pourtant espérer une belle saison. « Faut que tu voies ça, c’est magnifique », glissait Pascal début juin, à propos de son jardin.
Caroline et Yves sont déjà à pied d'œuvre. La fournée de pain à l'ancienne, exceptionnelle ce jeudi, doit être prête à 16h, juste à temps pour les adhérents de l'AMAP. Il y a trois ans, le duo a repris l'animation pain, lancée par Pascal dès les débuts de l'association Une Farandole, créée en 1994 par une bande de copains.
Leur four à bois mobile, surnommé affectueusement « Marcel » sillonne de mi-mai à mi-octobre les villages du Pays du Mont-Blanc et une partie de la Haute-Savoie (Annemasse, Ville-la-Grand, etc.). L'association fait vivre une culture paysanne à la fois itinérante et enracinée, en animant des ateliers autour du pain, du jus de pomme, des vergers, des outils de jardin, et même des poussins.
Au sein de ce binôme atypique, les tâches sont réparties tacitement. Caroline prépare la pâte pendant qu’Yves fend les bûchettes. Leurs gestes sont lents, précis, presque chorégraphiés. On sent qu’Yves chérit Marcel, son four, comme un vieux compagnon de route. Sous ses airs rock n'roll avec sa voix rauque et ses tatouages, une grande sensibilité transparait lorsqu'il raconte les journées d'animation au contact des enfants. De son côté, Caroline plus calme dans ce tandem insolite, pétrit la pâte avec la précision de celle qui connaît la matière. Avant de rejoindre la Farandole, elle a longtemps travaillé le chocolat dans la boutique familiale mégevane.
Au volant d'un long berlingo blanc, David est le premier à se garer devant la ferme. L'homme décharge du matériel sous le chapiteau rouge et blanc de l'Oiseau de Passage. L'association domancherote, jusque-là nomade, a posé ses valises à la Ferme Pour Tous. Sous le chapiteau, un programme étoffé : spectacles de cirque, stages, soirées festives... Elle vient renforcer l'animation estivale de la ferme aux côtés des Rencards aux Jardins (de mai à octobre) et des deux fêtes paysannes devenues des temps forts locaux par leur régularité, leur qualité et leur esprit résolument collectif.
Jeff est venu donner un coup de main. Large sourire, enthousiasme contagieux, il bichonne les abords du jardin, presque comme un jardinier de demeure bourgeoise, précis et attentif, sa fidèle débroussailleuse en main. Un peu plus loin, le vrombissement d'une tondeuse annonce l'arrivée de Jean-Christophe.
À l'écart, Thomas Andreassian désherbe, accroupi malgré la chaleur, entre les rangs d'une parcelle qui jouxte la départementale. Ami de longue date de Pascal et lui aussi enfant du Plateau, il est venu entretenir la pépinière avant sa garde. Mi-temps infirmier, mi-temps paysan arboriculteur : il jongle entre les soins et les semis.
Depuis quelques années maintenant, Thomas est devenu le référent des arbres fruitiers au Pays du Mont-Blanc. Dans le cadre des Rencards au jardin, il anime des ateliers de greffe, de taille et propose à la vente des variétés locales ou anciennes. « Voir une greffe prendre, c’est magique. Et puis, j’avoue, je suis un hédoniste culinaire. J’aime les bons fruits », dit-il en souriant à l'ombre d'un abricotier.
Le pain repose. Les mains sont libres. On bascule tous sur la table de pique-nique, elle aussi enracinée dans la terre. Avant les AMAPiens, c'est le moment du « déj canadien » pour les personnes présentes. Pain au levain, courgettes fries, cornichons japonais, marinade, fromage de brebis... pas simple de proposer sa pizza aux mille olives de l'Intermarché préparée par ma fille Suzanne. La prochaine fois, on rapportera le dessert. Habituellement, Pascal s'éclipse dans son hamac entre les serres. Ce jour-là, il reste, et raconte la naissance de La Farandole — cette aventure collective faite de gestes, de valeurs et d’utopies mises en pratique.
Le four est maintenant allumé. Il doit atteindre 250°C. Caroline et Yves ont déplacé la Parisienne près du four. Elle a l'oeil sur le thermomètre tandis qu'Yves prépare les pains. Ensemble, avec une belle synchronisation, ils renversent, grignent, enfournent. L’odeur du pain chaud flotte. On tourne autour comme des abeilles.
C’est l’heure. Une centaine d’adhérents de l’AMAP - AMAPlace sur la terre vont et viennent devant le préau de la ferme. Certains en avance, d’autres pile à l’heure, de Chamonix à Megève ils descendent tous à la ferme. On s’installe à l’ombre, ça discute, on rigole. Amélie Grangeon, l’autre maraîchère, arrive avec ses cagettes de légumes. Les adhérents choisissent d'acheter et de récupérer tous les jeudis un panier de légumes, de 2 à 5 kg, composé au gré des récoltes, sans en connaître le contenu à l'avance.
Adhérente de longue date, Chantal est venue aider Pascal à préparer les paniers en avance. « Ce n’est pas plus cher qu’en grande surface, c’est local, bio, et surtout, c’est bon », résume-t-elle simplement. Lise a pris le relais l'après-midi. Pascal lui, alterne entre légumes, balance, paniers, coucous, pauses assises et échanges complices avec son petit-fils, attendrissant autant le grand-père que les présents.
Le préau s'active vers 15h30. Tout va très vite. Les paniers sont transmis de main en main, les gens échangent, les blettes s’entassent, les sourires aussi. Déjà arrivées, Véronique, Chantal et Gisèle participent à la coordination de l'AMAP avec Tanguy. L'organisation est bien rodée. Tout le monde connaît son rôle.
Au moment de partir, chacun peut cueillir librement des baies de goji et des caseilles. Le pain, encore tiède, est proposé à partir de 3 euros. On aperçoit Antoine, panier sous le bras, qui plonge ses mains dans le Lyciet dont les baies allongées, légèrement sucrées et peu acides auraient de nombreuses vertus médicinales. Peut-être une nouvelle gamme pour le premier kombuchiculteur du territoire ?
Si l’on vient le jeudi pour des légumes en direct, on repart souvent avec beaucoup plus. Du pain à l’ancienne, des rencontres, des idées et une sensation rare de faire partie d’un monde qui se construit autrement. La Ferme Pour Tous est un tissage d’humains, de saisons, de savoir-faire où le mot « local » ne veut pas seulement dire « d'ici », il signifie proche, vivant, partagé. Pas de grands discours. On fait, on troque, on apprend. On taille, on pétrit, on plante. Un monde meilleur ne se proclame pas : il se cultive.
Tim
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