Sur la route départementale qui relie Sallanches à Cluses, juste avant l'embranchement pour les Vorziers, des milliers de voitures passent devant sans ralentir. Un flot continu de pare-brise et de moteurs défile devant ce bâtiment qui, à première vue, ne ressemble à rien de plus qu'un vieux hangar, griffé de tags, coincé entre la route et la voie ferrée. Ni enseigne, ni vitrine. Rien n’indique que derrière cette façade de tôles se cache un monde : l'atelier d'Éric Tops baptisé Mon Paradis en Fer. Un refuge discret à l'entrée du Pays du Mont-Blanc où le métal renaît lentement, loin du tumulte et de la vitesse du monde extérieur.
L’atelier ne se visite pas. Il se découvre. On y entre par une porte unique, placardée de panneaux, de boutons et de plaques toponymiques comme ce « Quai du Glapet », clin d’œil mégevan aux racines familiales. On pourrait s’attendre à une tanière sombre et bruyante, mais c’est tout l’inverse. En salopette de travail, lunettes grises sur la tête, Eric nous accueille avec une douceur déroutante.
À l’intérieur, les murs respirent encore le passé industriel du lieu : celui d'une ancienne usine de décolletage que la famille Coudray exploitait depuis les années 1940, avant qu'il ne la rachète en 2014. Désormais, elle abrite un capharnaüm ordonné de ferrailles, de rouages, de crucifix, d'établis encombrés et d'imposantes machines dédiées au travail du métal. Rien n’est rangé, tout semble à sa place.
Chaque pièce, chaque bout de métal attend une résurrection : des plaques de nécrologie dont les dates croisent celles de Pierre Curie. Une ancienne cuve à fioul renaît en barbecue, doté d'un engrenage d'horlogerie, d'un contrepoids et d'une hélice pour actionner la rotation du tournebroche. Aux murs, des cadrans d’horloges figés, mais aussi des motos accrochées et une multitude d'objets souvenirs qui racontent un temps suspendu.
Tout au fond, sur une grande table de cuisine repose tel un talisman, un vestige du Malabar Princess, cet avion d’Air India qui s’écrasa en 1950 sur les pentes du glacier des Bossons, offert en cadeau par Josée de Vérité. Sur une table repose Le Château de ma mère de Marcel Pagnol, tel le souvenir d'une enfance qu'il n'a jamais vraiment quittée. Dans ce sanctuaire du métal, où les pièces à souder occupent plus d’espace que les machines elles-mêmes, flotte l’odeur chaude de la poussière métallique. Éric Tops forge des œuvres qui tournent, grincent, vivent. Son « fourbi », comme il aime l’appeler, est un musée du temps où rien ne se perd.
Éric a le regard clair et les gestes lents de ceux qui ont passé leur vie à observer. Avant de travailler la matière, il capturait les images. L'homme est né à Megève, dans LA famille de photographes installée depuis 1923 : les Tops Socquet. Pendant vingt ans, le cadet d'une fratrie de trois a perpétué la tradition familiale : les heures passées en chambre noire, les négatifs, la patience. Il a regardé le monde à travers un objectif. « J'ai eu la chance de quitter un métier que j'aimais beaucoup pour un métier que j'aime beaucoup ». Il avait cinquante ans. D'aucuns diront qu'il est trop tard pour changer de vie. Pas lui. Il s’est formé auprès d’un métallier de Combloux, Guillaume Charron. « Je vois que c’est fait pour toi », lui a-t-il dit. Deux ans et demi plus tard, Éric se lance à son compte.
Aujourd’hui, il parle peu d’art. Il refuse même le mot. « Je ne suis pas artiste », affirme-t-il. Ce titre, il le laisse à Calder ou Tinguely, qui l’inspirent profondément. Une humilité qui le caractérise. Lui se considère avant tout comme un artisan. « C'est un bosseur, un Saint Bernard, qui rend service à tout le monde ; un type qui ne travaille pas pour l'argent mais par passion » confie son père, Pierre Tops.
Ses créations parlent pour lui. Il est l'auteur de plus d'une soixantaine de girouettes disséminées un peu partout sur le territoire. L'une d'elles trône au sommet du bar Le Chamois, en plein cœur de Megève. Il y aussi le cerf en origami dissimulé dans les hautes herbes du Jardin des Cimes ou les deux œuvres grandeur nature au milieu des ronds points de Demi-Quartier et de Praz-sur-Arly.
Oeuvres réalisées par Eric Tops au Pays du Mont-Blanc
Ce matin-là, nous ne sommes pas seuls. Aurèle Seigneur Ducimetière, 15 ans, démarre son stage de seconde... en musique. Très vite, on comprend que l'adolescent est un prodige de l'orgue. Pour l'accueillir, Éric a installé un clavier dans l'atelier. Aurèle entame sa journée par un morceau de Jean-Philippe Rameau, l'Entretien des Muses. Les voitures défilent. Le train passe. La musique s'élève.
Place au métal et à la matière. Aurèle troque le clavier pour le fer à souder, ses lunettes de vue pour des lunettes de protection et se lance dans un exercice de brasure. Il faut d’abord apprivoiser la puissance de la flamme, issue d’un mélange d’oxygène et d’acétylène. Trouver la bonne température, ni trop faible ni excessive. Puis orienter précisément la buse du chalumeau, pour que le dard de la flamme vienne fondre la baguette de brasure au point d’assemblage, sans fumée noire, sans "corbeaux" que laissent les flammes mal réglées.
D'un pas de côté, on observe une silhouette en acier émerger lentement. Le maître guide le geste, puis félicite la création de son jeune apprenti façonnée à partir de quelques clous : dansante, pleine d'élan et de légèreté.
Transmettre, accompagner, laisser le temps de faire. C’est aussi ce qu’il a offert à ses propres enfants pour qu'ils puissent expérimenter à leur rythme dans ce lieu. Son fils, un temps luthier, y entrepose encore ses guitares. Sa fille y a aménagé une cuisine pour son food-truck, Le Petit Monde, qui sillonnait les routes du territoire jusqu'en 2021.
Dans ce coin du Pays du Mont-Blanc où tout va vite — les voitures, les trains, les trails et même le temps... Éric Tops a bâti un contretemps. Un lieu où l’on ne consomme pas, mais où l'on contemple. Où le fer bat autrement. Derrière les engrenages, les girouettes, les hélices et les pièces soudées, il y a autre chose que de la matière : une petite mécanique invisible, délicate, peut-être celle du cœur qui ralentit le monde, et nous réapprend à le regarder.
Margot & Tim
📍 Mon Paradis en Fer
Éric Tops, [email protected] 4001 Av. de Genève, 74700 Sallanches